Qu’est-ce que la robotique ikigaï ? Entretien avec Catherine SIMON

 

Catherine SIMON est plongée dans l'écosystème robotique mondial depuis 12 ans, DG de transition de Robopolis, fondatrice et CEO de l'événement INNOROBO de 2011 à 2018. Diplômée EMLYON et INSEAD, Catherine SIMON effectue l'essentiel de ses 30 ans de carrière au service de l'entrepreneuriat et l'innovation dans des fonctions de directions internationales. Chroniqueuse pour la rubrique innovation du quotidien Les Echos de 2017 à 2020, co-auteure du rapport parlementaire sur la robotique française, elle prône un changement systémique, ouvert sur les sciences humaines et technologiques pour la construction d'un projet d'humanité durable.

Dans la lignée de la psychologie positive, le terme japonais ikigaï se traduit par « joie de vivre » et « raison d’être ». Catherine Simon est auteure du blog « Ikigaï Robotics » [1] (dédié à la robotique en faveur d’un mieux vivre ensemble) et créatrice de cette nouvelle appellation ayant inspiré nos travaux. Elle nous a accordé un entretien sur sa définition de la robotique ikigaï pour préciser les dimensions qui gravitent autour de ce concept.


La robotique est très présente dans le mouvement de l’industrie 4.0. Actuellement, la robotique serait conçue pour diminuer la pénibilité et améliorer la santé des opérateurs, de nouveaux besoins émergent en questionnant la quête de sens et la relation au travail. En considérant la robotique comme un outil de travail, donc comme un moyen de réaliser une tâche, nous nous demandons que serait la robotique ikigaï ? Quelles questions devons-nous poser avant, pendant et après la conception ? Quelles dimensions devons-nous prendre en compte ?

Vers une robotique ikigaï : pour une joie de vivre et une raison d’être

La vision « Ikigai Robotics » part du constat que les conceptions robotiques considèrent des facteurs socioéconomiques tels que la pénibilité, la productivité et la santé. De nombreux postes de travail ont évolué vers de la surveillance des machines qui effectuent des tâches pénibles et répétitives à la place de l’opérateur, le libérant ainsi pour des tâches plus réflexives. Malgré les apports de cette robotique qui évolue en permanence, nous devons nous montrer prudents en adoptant un regard davantage techno critique. On semble oublier que dans certains contextes, le goût de l’effort des opérateurs est lié à la satisfaction d’avoir achevé un travail difficile, mais concret. Cela contribuerait à la joie de vivre et à la raison d’être des opérateurs. Il s’agit également du sentiment d’avoir un rôle dans la tâche et pour l’entreprise. Au-delà d’un impact positif sur les facteurs socioéconomiques, il faut joindre les sciences dures et les sciences humaines et sociales notamment la sociologie, la psychologie et l’anthropologie en amont, pendant et en aval de tout projet robotique. Les sciences humaines et sociales soulèvent des questions sur l’impact psychologique, notamment le sentiment du travail accompli ou du dépassement de soi.

« Ce sentiment d'avoir « achieved » renvoyant en français au fait de « réaliser » quelque chose par soi-même et quelque chose qui était difficile, c'est un dépassement et donc c'est une satisfaction qui est potentiellement plus forte et du coup, qui participe à notre joie de vivre, une motivation plus forte ou une satisfaction plus forte que d'avoir appuyé sur le bouton et de constater que le robot a fait à notre place »

Le déploiement de la robotique dans le domaine professionnel nous pousse à nous questionner sur le devenir du développement personnel des opérateurs. Catherine SIMON explique que ce type de robotique semble bien répondre aux questions d’efficacité, de productivité, de santé et de sécurité sur des tâches répétitives. Cependant, l’effet induit chez l’humain peut renvoyer au sentiment d’inutilité et d’incompréhension de la tâche « les robots ne sont pas forcément des facteurs de progrès individuel et de progrès social ». En effet, nous partageons l’idée que le taylorisme a induit des effets comparables au sentiment d’asservissement à la machine : « c'est la remise en cause de l'idée de progrès technique qui n'entraine pas nécessairement un progrès social ou un progrès individuel ». De ce fait, il faut approfondir la relation humain-machine et sens du travail. C’est ce que propose la robotique ikigaï :

« Si on a de la joie de vivre et de la raison d'être, in fine, on va bien ».

La littérature montre que plus on a trouvé notre ikigaï, meilleure est notre santé [2] et notre bien-être [3]. Toute la complexité de la robotique ikigaï réside dans le fait que la joie de vivre et la raison d’être est individuelle et propre à chacun, raison pour laquelle nous nous questionnons sur les pistes à suivre. Catherine SIMON met en avant deux bases fondatrices de la robotique ikigaï. En premier lieu, il s’agit de remettre à sa juste place la robotique en considérant les besoins de la nouvelle génération qui gravitent autour de la raison d’être, la joie de vivre et la quête de sens. In fine, il s’agit d’une remise en question de notre relation au travail. Cette question de la joie de vivre et de la raison d'être induites se pose à tout moment du projet robotique. Ensuite, il n’existe pas de « One Best Way », de solution unique et applicable à toutes les situations. C’est ce qui marque la différence avec les approches plus classiques de la conception robotique.

Définition de la robotique ikigaï

De notre point de vue, cet entretien est l’occasion de proposer une définition consensuelle de la robotique ikigaï dès sa racine. En contexte professionnel, la robotique ikigaï englobe plusieurs dimensions psychologiques, telle que le dépassement de soi, la motivation, l'envie et le fait d’aimer son travail, en référence à la représentation de l’ikigaï – voir Figure 1.

 

Figure 1. Notre adaptation du diagramme de l’ikigaï.

 

Dans nos travaux, nous avons développé un modèle décrivant le processus de l’ikigaï reposant sur la théorie de l’autodétermination [4] et la pleine conscience. Il comprend deux types d’inputs : les facteurs dispositionnels (orientation de causalité) et les facteurs situationnels (environnement de travail social et physique). Enfin, les outputs comprennent le bien-être que nous avons abordé via le modèle PERMA [5], la santé physique et la performance. Ce processus d’ikigaï serait auto-alimenté par une boucle de rétroaction d’engagement. Outre ces concepts, la vision « Ikigai Robotics » nous a conduit vers deux autres concepts. Le fait d’aimer son travail comprend également la notion de flow [6]. Être en état de flow se traduit par la perte de la notion du temps et l’absorption dans l’activité. La notion d’empowerment est souvent ignorée en tant que valeur de la robotique. Pourtant, nous pensons qu’il est important de laisser du pouvoir d’agir et de choisir aux opérateurs pour contribuer à leur estime de soi et au dépassement de soi.

Les robots sont capables d’apporter un nombre important de datas, ce qui libère du temps aux opérateurs. Cependant, ces données restent des modélisations calculées et dénuées de toute perception humaine, qui peut avoir une grande importance dans certains contextes. Ce ressenti holistique, qui ferait la différence entre l’humain et la machine, se gagne par l’expérience. A contre-courant de la vision transhumaniste de l’humain augmenté et d’une volonté d’imiter l’intelligence humaine, la robotique ikigaï doit préserver cet aspect holistique et propre à l’humain en fonction des besoins. Il s’agit donc d’une relation qui se base sur la coopération. Intuitivement, nous pensons que la robotique ikigaï est centrée sur l’humain. Comme l’humain fait partie d’un système, il s’agit plutôt de réinventer la relation humain-machine dans un écosystème. Pour instaurer une relation bienveillante, chacun doit pouvoir en être un sujet (sans pour autant accorder une personnalité juridique au robot). Au-delà d’une robotique collaborative, Catherine SIMON explique qu’il s’agira d’une robotique relationnelle impliquant une réflexion de la façon dont cette robotique transforme notre rôle d’humain dans la société. C’est justement cette notion de rôle qui alimente les craintes de l’imaginaire collectif voyant la robotique comme l’asservissement de l’humain à la machine, l’humain en tant qu’objet de la machine sujet. Il ne s’agit pas de déterminer s’il faut orienter notre réflexion sur la place de l’humain ou la place du robot mais plutôt de déterminer le rôle de chacun dans la relation. C’est pourquoi la question du rôle est importante, nécessitant de considérer les notions d’espace motivationnel, de capacité, de fierté, de développement de soi et de dépassement de l’humain au moyen de la robotique.

La conception ikigaï

Cette vision « Ikigai Robotics » doit être incarnée tout au long des processus de conception, d’implémentation et de suivi des implémentations en intégrant des études et analyses sur le phénomène d’appropriation par les agents, l’une des bases d’une robotique ikigaï. En amont, il faut placer en sujet les acteurs qui vont voir leur travail transformé et veiller à leur participation active. Il faut interroger les opérateurs et leurs postes de travail existants avant de juger à priori qu'un travail répétitif ou exigent physiquement n’est pas un travail satisfaisant.

« Il faut traiter la relation (et pas la relation à la tâche ou à son travail) avant de savoir si le projet robotique va bien contribuer, d’une part à l'objectif de l'entreprise (qui est l'autre sujet avec le robot) en termes de productivité, de qualité, moins de casse, moins de déchets, moins d'arrêt de production…enfin, tous les avantages d’une robotique qui automatise, mais aussi, d’autre part une valeur ajoutée de développement de soi »

L’objectif est de comprendre les opérateurs, à la fois dans leurs pratiques actuelles, les pratiques qu’ils pourraient avoir, mais aussi leurs centres d’intérêt et de plaisir dans leur travail, les points de pénibilité et de désintérêt, les gestes où ils exercent des compétences qui sont particulières et dont ils sont fiers. Cette approche permettra de contrer une éventuelle perte de savoir-faire et de gestes métiers qui peut être observée dans certains contextes d’automatisation totale. En utilisant des robots conçus dans une approche ikigaï, les opérateurs verront leur bien-être, leur santé physique et leur performance augmenter. C’est en conservant les aspects motivants (e.g., un effort raisonnable) et nécessaires (e.g., les perceptions propres à l’humain) de leurs tâches que la robotique ikigaï leur apportera de la joie de vivre et une raison d'être. La robotique ikigaï dépend de plusieurs facteurs :

  • De la raison d’être à la fois de l’individu (potentiellement différente pour chacun) et de l’objectif de la robotisation ;

  • De la nature de la tâche que l’on souhaite robotiser, il est donc nécessaire de connaître l’activité réelle ;

  • In fine, de l’intention derrière la volonté de robotiser : est-ce que l’on souhaite travailler la relation humain-machine ou opter pour une automatisation totale ?

De ces facteurs découle l’idée que la robotique ikigaï n’est pas applicable à tous les contextes possibles. Il est donc indispensable de caractériser ces contextes.

Un processus d’appropriation qui demande du temps…

Catherine SIMON affirme qu’il faut environ quarante ans pour changer de modèle et l’intégrer pleinement dans nos vies. Concernant la robotique, il semblerait que ce soit en cours. Après ce besoin impérieux de tout automatiser pour des raisons socioéconomiques, nous en arrivons à la nécessité de robotiser de manière plus réfléchie. En effet, la robotique ikigaï met en exergue l’idée que tout n’est pas robotisable, l’importance et l’apport de cette approche réside donc dans la nécessité de se questionner sur le sens et la raison d’être de la robotique. Mais comment instaurer cette relation ? Si tout résidait dans le processus d’appropriation, souvent ramené à « l’acceptation » dans les conceptions robotiques actuelles, le concept de robotique ikigaï nous pousse à aller plus loin que l’acceptation du robot par l’humain, qui sous-tend une résistance ou le rejet. Pour entrer dans ce processus essentiel d’appropriation, nous devons l’anticiper dès le début de la conception. Il s’agit d’un phénomène humain, personnel et culturel (nos choix technologiques sont culturellement marqués) dans lequel les valeurs entrent en jeu. Ce processus d’appropriation est également le lieu de modélisation de l’effet induit.

Le processus d’appropriation, et peut-être de co-design, se décrirait en plusieurs phases : l’enthousiasme / les attentes, la reconnaissance du changement ou le rejet du changement, le creux de la désillusion et l’intégration totale en changeant profondément la relation et la façon de vivre des utilisateurs. Ces étapes mettent en avant l’importance de considérer et comprendre cette notion de temps dans l’appropriation technologique. Nous disons souvent que tout s’accélère. Hors, le temps reste le même. Nous devons distinguer l’accélération, la fuite en avant et l’agitation. Pour optimiser le processus d’appropriation, nous pouvons concevoir dans une accélération ou une fuite en avant en allant dans le bon sens, mais l’agitation desservira cette appropriation. Aujourd’hui, nous sommes entre l’accélération et la fuite en avant en termes de technologies. Nous devons définir le rythme auquel nous voulons innover de manière plus réfléchie et en fonction de nos capacités, au lieu d’innover par sentiment d’obligation sociétale ou de compétitivité.

Références

[1] https://ikigai-robotics.tech/

[2] Nakanishi, N. (1999). « Ikigai » in older Japanese people. Age and Ageing, 28(3), 323‑324. https://doi.org/10.1093/ageing/28.3.323

[3] Shirai, K., Iso, H., Fukuda, H., Toyoda, Y., Takatorige, T., & Tatara, K. (2006). Factors associated with « Ikigai » among members of a public temporary employment agency for seniors (Silver Human Resources Centre) in Japan; gender differences. Health and Quality of Life Outcomes, 4(1), 12. https://doi.org/10.1186/1477-7525-4-12

[4] Deci, E. L., & Ryan, R. M. (2000). The « What » and « Why » of Goal Pursuits: Human Needs and the Self-Determination of Behavior. Psychological Inquiry, 11(4), 227‑268. https://doi.org/10.1207/S15327965PLI1104_01

[5] Seligman, M. E. P. (2011). Flourish: A visionary new understanding of happiness and well-being. (p. xii, 349). Free Press.

[6] Csikszentmihalyi, M. (1993). The evolving self: A psychology for the third millennium (Vol. 5). HarperCollins Publishers New York.


 
MEGANE SARTORE