La robotique pour un mieux vivre ensemble- Entretien avec Catherine SIMON

 

Catherine SIMON est plongée dans l'écosystème robotique mondial depuis 12 ans, DG de transition de Robopolis, fondatrice et CEO de l'événement INNOROBO de 2011 à 2018. Diplômée EMLYON et INSEAD, Catherine SIMON effectue l'essentiel de ses 30 ans de carrière au service de l'entrepreneuriat et l'innovation dans des fonctions de directions internationales. Chroniqueuse pour la rubrique innovation du quotidien Les Echos de 2017 à 2020, co-auteure du rapport parlementaire sur la robotique française, elle prône un changement systémique, ouvert sur les sciences humaines et technologiques pour la construction d'un projet d'humanité durable.

 
 

Dans un monde en constante évolution technologique, de nombreuses questions émergent quant à notre place, notre rôle et notre ressenti vis-à-vis des nouvelles technologies. Catherine SIMON nous a accordé un entretien en vue d’apporter son point de vue et ses connaissances théoriques et pratiques sur l’évolution de la robotique. En retraçant ses expériences, Catherine SIMON nous apporte une vision de futurs de la robotique s’inscrivant dans un nouveau vivre ensemble.

Nos travaux portent sur la robotique ikigaï, appellation novatrice dont vous êtes à l’origine. Quelle a été la genèse de ce concept ?

Ikigai robotics est le titre de mon blog [1] que dans lequel j'ai mis le rapport parlementaire Bonnell-Simon sur la robotique. J'avais également fait une conférence intitulée « Des robots pour la paix »[1]. Je trouve qu'aujourd'hui, on est à la limite entre l'accélération et la fuite en avant en termes de technologie. Et certes, on pense à la productivité, on dit qu'on met l'humain au centre mais pour moi, l'humain n’est pas au centre. L'humain est dans un système. Il faut réinventer notre relation aux machines car ces machines évoluent et nous dotent des capacités incroyables, alors il faut faire attention, être un peu techno critique. Qu'elles nous amènent de la joie de vivre quand on les utilise, avec une raison d'être quand on les implémente et quand on se les approprie, c'est ça l’ikigaï.  Pascal Witz explique que « la tech va humaniser la santé » [3] et aujourd'hui je ne crois pas que ce soit le cas. Il y a un potentiel extraordinaire pour que la technologie humanise la santé, mais aujourd'hui, c'est plutôt pour pallier les déserts médicaux, par exemple, par la mise en place de cabines de télémédecine.

Pensez-vous à un exemple de robotique d’orientation ikigaï disponible sur le marché actuel ?

Le BEAM de Awabot peut être placé chez des proches isolés de leur famille, notamment les personnes âgées. Cela permet de les visiter d'une façon différente avec une certaine incarnation. Pour ces proches isolés, c'est un événement, le robot s’anime, ils voient quelqu'un de familier dans l'écran. Ce n’est pas juste une tablette sur roulette, c'est vraiment une incarnation puisqu’il est possible de se déplacer avec eux dans leur habitation, d’aller voir quelqu’un dans la cuisine, une autre personne dans le salon et de prendre le café avec eux, sans être dans la même pièce physiquement mais en y étant par l'intermédiaire du BEAM. C’est vraiment différent de l'interaction que l'on peut avoir via les appels sur Zoom, Skype, Teams ou n'importe quelle interface de visio parce que ce n'est pas une seule personne qui tient la tablette ou l'ordinateur et les autres qui sont autour. C'est bien l’incarnation de la personne sur tablette qui est présente dans la pièce beaucoup plus globalement, en voyant toute la famille en même temps. Ils peuvent vivre leur vie et l’interlocuteur peut se trouver à côté. Donc cette télé-présence apporte quelque chose qui permet d'être plus souvent présent auprès de la famille isolée sans les contraintes de déplacements, qui peuvent parfois être difficiles à mettre en œuvre régulièrement. C'est un peu comme ça que je vois ce qu'on peut faire avec les technologies.

Comment pense-t-on la robotique dans le secteur industriel ?

La robotique est très présente dans l'industrie, dans le mouvement de l'industrie 4.0 voire 5.0. On pense à la pénibilité du travail. Pour autant, qu’est-ce que cela rapporte à l'opérateur ? L'opérateur qui, avant, chargeait la machine, déchargeait la machine à commande numérique, aujourd'hui surveille peut-être plusieurs robots qui, eux, chargent et déchargent la machine. Il trouve moins de pénibilité, certes, mais est-ce qu'il trouve un sens, est-ce qu’il y trouve une participation suffisamment active pour être fier de faire partie du process ? On n'étudie pas trop cela et c'est dommage. Le deuxième « slogan » que j'essaye de promouvoir, c'est l'arrivée des sciences humaines et sociales dans les projets de robotisation. Il faut commencer à les intégrer en amont, pendant l'installation et en aval dans le processus d'appropriation des technologies. Il faut utiliser nos connaissances en sciences humaines et sociales, notamment en sociologie, psychologie et anthropologie. On a beaucoup parlé du monde d'après, mais je ne pense pas que ce soit comme ça que ça se mette en place. On est à un moment d’évolution civilisationnelle assez majeure, poussée ou facilitée par la technologie, mais la technologie reste un moyen.

D'après vous, est-ce que cette façon de penser la robotique interviendrait à une étape particulière, ou est-ce que c'est une posture à adapter tout le long d'une démarche de conception et de déploiement d'un outil robotique ?

Je pense que c'est tout le long. C'est en amont, non pas penser l'humain au centre, parce que l'humain n'est pas central. On a ce côté humano centré. On fait partie d'un système avec des interdépendances et il faut qu'on retrouve notre rôle aux côtés de ces systèmes transformés par les technologies et notamment les technologies robotiques. Il faut bien sûr profiter des capacités que ça nous donne, des capacités de perception, dans des lieux inaccessibles ou simplement parce qu’on ne peut pas sans arrêt analyser ce que l’on perçoit, même si le corps humain est un système sensorimoteur extraordinaire. Les machines, et notamment les robots, nous donnent cette capacité de perception, d'infrarouge, de captations... Ce n'est pas que de la donnée, je pense que l'on fait trop confiance. On a l'impression d'être dépassé par la complexité. C'est le grand thème de la complexité où on se dit qu’avec toutes ces interdépendances on pourrait rester les bras ballants – « frozen » en anglais - à se dire que « c'est trop compliqué donc je ne peux rien faire parce que je ne connais pas toutes les conséquences, je ne sais pas à l'avance », et on croit que la modélisation, les calculs, les datas vont nous permettre de mieux maîtriser et contrôler. Pour autant, on en oublie que le monde réel n'obéit pas à nos calculs et que notre capacité d'humain, c'est justement d'avoir cette perception à la fois holistique et focalisée. Autant les robots nous donnent des datas avec leurs nouvelles capacités de perception, leur mobilité, leur capacité à aller dans des endroits où on ne peut pas aller ou de faire de la perception continue ce qui nous libère du temps. Autant on oublie que ce ne sont que de la modélisation, des datas, des calculs, des statistiques, des probabilités et que le monde réel n'obéit pas à nos modèles. Avec la crise sanitaire on s'en rend compte. Où est la dimension d’intelligence émotionnelle dans ces modèles ?

Que devons-nous voir au-delà de ces calculs, datas et statistiques ?

On est toujours un peu en mode réactif et on pense qu’avec l'intelligence artificielle et les robots on va pouvoir passer en mode préventif par exemple. Oui, ça va nous amener des informations, mais la capacité de décision et la capacité de ressentir d'une manière d'ensemble ne sont pas apportées par les données. C’est avec notre capacité d'humain de ressentir, de vivre, que l’on peut imaginer, tirer des conclusions qui tiennent compte des circonstances et de notre expérience... On s'en rapproche un peu avec le Machine Learning notamment par renforcement puisque l’on y rajoute notre capacité de jugement humain. On se dit que « non, ceci n'est pas une bonne corrélation, oui cela en est une bonne, ceci est un chat, cela n’en est pas un » si je vais dans le basique pour la reconnaissance d'image qui s'est énormément améliorée, mais qui reste de la modélisation, du calcul statistique. Il faut se rappeler que l'humain a ses capacités propres et qui sont, de loin, bien différentes. Ce n'est pas de la hiérarchie, ce n'est pas supérieur ou inférieur mais fondamentalement différent des machines, quand bien même on essaie de répliquer l'intelligence humaine avec des machines et les réseaux de neurones... On est très loin de la complexité du ressenti du corps humain et du fonctionnement de notre cerveau. On est vraiment dans la modélisation qui peut nous aider, mais qui n'est pas meilleure que l'homme.

Cela pose la question du rôle d’une certaine manière ?

Dans la joie de vivre et la raison d'être, il y a aussi le fait de toujours avoir un rôle. Notre rôle n'est pas d'être « asservis » aux machines car quelque part, nous obéissons à un certain nombre d'injonctions des machines, par exemple « cliquez là », « passez à l’autre écran », « continuez »… Les interfaces nous guident dans l'utilisation, donc elles ne sont pas neutres, elles guident nos interactions entre l'homme et la machine. Il y a un gros travail à faire sur des questions telles que pourquoi les technologies ? Pourquoi on met en place tel ou tel projet ? Il faut également penser tout autant à des données économiques car nous vivons dans des systèmes économiques, donc de productivité, d'efficacité, que de réduction de nos intrants, de réduction de nos déchets. Donc il faut avoir une démarche écologique, et grâce aux machines c'est possible. Mais il faut aussi réfléchir à la manière dont cela transforme notre rôle d'humain dans la société. C’est pour cela que j'essaye d'y mettre des mots positifs. Joie de vivre et raison d'être sont des mots très positifs et il faut se poser la question à tout moment dans un projet, car il ne suffit pas de penser à la réaction de l’humain, l'appropriation par l'humain uniquement au début du projet. Il faut aussi regarder ce qui se passe dans la vraie vie, dans le monde réel, parce que ce que l'on a modélisé n'est pas forcément ce qui va arriver puisque le monde n'obéit pas à nos calculs, en tout cas, pas toujours. Et l'humain non plus. Le processus d'appropriation est essentiel. Dans l'étude de l'impact des technologies sur la société, le phénomène d'appropriation est essentiel et ce phénomène est humain, personnel, individuel, culturel. On ne va pas tous réagir de la même manière. La raison d'être des uns n'est pas la raison d'être des autres, mais on a des valeurs universelles. Surtout en ce moment, les jeunes se posent la question du sens que l’on peut aussi décliner dans la question de mon rôle dans cette nouvelle relation aux machines qu'on doit établir. Comment l’avez-vous abordé ?

Nous avons modélisé le concept de l’ikigaï à l’échelle individuelle en Occident et en contexte professionnel. Nous postulons que l’ikigaï est un processus dynamique déclenché par des inputs situationnels et dispositionnels, qui enclenchent le processus central d’autodétermination produisant des outputs en termes de bien-être, santé physique et performance, qui eux, sont des états. Ce processus s’auto-alimente via une boucle de rétroaction, l’engagement. Dans nos travaux, les robots sont des outils de travail, donc des moyens de réaliser des tâches en augmentant l’ikigaï des agents qui les réalisent. Maintenant nous nous demandons comment appliquer ce modèle dans la conception des futurs robots ?

Il s’agit de mélanger les sciences molles et les sciences dures. Une autre façon de le dire c'est faire rentrer dans les processus de conception, d'implémentation et de suivi des implémentations, des études et des analyses sur le phénomène d'appropriation par les agents. Cela doit devenir une des bases d’une conception plus ikigaï de la robotique. On parle toujours des robots, de la place de l'homme... L’impact de la robotique sur l'emploi, on a eu beaucoup de problématiques là-dessus. Par exemple, quand un opérateur fait des gestes répétitifs, parfois douloureux ou complexes, toute la journée à l'usine, la robotique est un plus. Mais avons-nous déjà interrogé un agent qui remplissait les machines et qui maintenant, regarde un écran et appuie sur des boutons, s'il est plus heureux de venir au travail, si son travail a plus de sens, s'il est content de cette évolution ? On oublie le goût de l'effort, de voir ce que l’on réalise, d’avoir le sentiment "d’achievement”, d’accomplissement, d’avoir fait quelque chose de concret et voir cette chose concrète s'exprimer devant nous. On est dans la substitution de l'homme par le robot dans les usines, notamment pour les tâches répétitives et pénibles. Finalement, on amène une certaine virtualisation du travail des opérateurs dans l'usine. Est-ce que cette virtualisation de leur réalisation les satisfait dans leur tête et dans leur façon de valoriser leur travail ? Ce sentiment d'avoir “accompli”, réalisé quelque chose par soi-même et quelque chose qui était difficile, finalement c'est un dépassement et donc c'est une satisfaction qui est potentiellement plus forte et du coup, qui participe à notre joie de vivre, une motivation plus forte ou une satisfaction plus forte que d'avoir appuyé sur le bouton pour que le robot fasse à notre place. C'est tout le concept des loisirs créatifs. On aime tous, a priori, les loisirs créatifs, faire par soi-même. Ce sentiment d'avoir réussi à faire quelque chose de difficile en enlevant la pénibilité implique de faire attention à l'impact sur la psychologie de la personne qui n'est pas toujours le même.

Quels autres aspects devons-nous considérer dans l’intégration de la robotique industrielle ?

Bien que l’effet sur la santé soit meilleur, il y a peut-être cette relation à la machine et à la satisfaction de notre travail que l’on ne creuse pas suffisamment puisque l'on prend un temps pour résoudre le plan santé, et pénibilité physique. Mais dans l'installation de robots dans l'industrie 4.0, on ne travaille pas nécessairement sur l'impact de faire soi-même vs. fait par la machine sous la surveillance de l’opérateur. Est-ce que cela a un impact réellement positif ? Ça a un impact positif sur la santé et ça, c'est très important. Mais comment installer des interfaces ou des postes de travail modifiés qui permettent aussi d'avoir le sentiment qui est fort du travail accompli, du dépassement de soi... ? Cela fait partie des motivations de se dépasser, d'arriver à faire des choses qu’on ne pensait pas être capable de faire, ça fait davantage partie de ma joie de vivre que de ma raison d'être !

Finalement, quelle serait la notion centrale de la robotique ikigaï ?

On pense beaucoup à la donnée physique quand on rentre des robots dans l'industrie 4.0. Alors physiques, presque matérielles, puisque c'est le nombre de pièces que l'on peut faire en termes d'efficacité, de cadence, la réduction des intrants... Le robot est clairement plus efficace et plus productif sur des tâches répétitives que l'humain. Mais quand on introduit cela, on introduit aussi chez l'humain potentiellement ce sentiment de « je ne sers à rien », « je ne comprends plus ce que je fais », qui sont pas des facteurs de progrès individuel et de progrès social. Depuis le siècle des Lumières, le XIXème siècle qui est le siècle du progrès, notamment du progrès technique - où c'était la panacée – qui allait nous apporter une vie meilleure, davantage de confort et une meilleure santé pour que l'on puisse se dégager du temps pour faire d’autres choses et pouvoir mieux s'accomplir. Mais le XXème siècle représente la trahison du progrès technique. Avec le taylorisme, on s'est sentis pour partie, asservis, contrôlés par la machine. C'est la remise en cause de l'idée de progrès, de progrès techniques qui n'entraine pas nécessairement un progrès social ou un progrès individuel. On l'avait un peu occulté et c'est revenu au XXème siècle de façon très forte : aujourd'hui, il faut réinventer la relation à la machine, c’est le cœur de l’ikigai robotics. Si on travaille avec une relation homme-machine mieux pensée, cela aidera dans le développement personnel.

Comment se traduit cette relation humain-machine dans nos systèmes technologiques actuels ?

Selon Pascale Witz [3] c’est génial parce qu’on va avoir plein de données contextuelles, circonstancielles, évolutives, dynamiques. Prenons l’exemple des diabétiques. Avant, ils devaient prendre leur taux de glucose trois fois par jour pour savoir quelle dose d'insuline ils devaient s'injecter. Maintenant, ils peuvent le faire avec des systèmes technologiques en continu, donc ils ont une bien meilleure vision - calculée bien sûr - de l'évolution de leur taux de glucose par rapport aux activités. Dans ce cas précis, il y a un progrès pour la médecine (donc pour la santé) et de confort pour le diabétique puisque la façon de mesurer son taux de glucose est beaucoup plus simple et moins invasive. Pour autant, cela n’amène pas une meilleure relation avec son médecin. La santé étant aujourd’hui l’un des facteurs pour lequel on robotise, si on se centre sur l'homme, alors que les facteurs de productivité et d'efficacité sont des facteurs de production, ce sont des facteurs plutôt économiques qui nous font robotiser. Les facteurs humains qui nous font robotiser c'est la pénibilité, faciliter un certain nombre de tâches, dégager de jobs qu'on n'estime pas digne d'un être humain parce qu’on ne fait pas appel à sa capacité mentale ou de réflexivité. On pense que si on enlève le côté physiquement pénible, il a plus de temps pour exercer sa capacité de réflexion et son développement personnel. Mais si je ramène ça à la santé, ce que j'attends des technologies de télémédecine, qu'elles soient robotiques ou purement digitales, c'est que le médecin change sa relation au patient et qu'il ait une relation plus proche. Parce qu'il a plusieurs modes d'interaction possibles : le mode présentiel ou le mode visio en poursuivant la relation (le patient peut avoir une tour de contrôle de sa maladie parce qu'il a des outils à sa disposition). Il peut reprendre un peu le contrôle de sa maladie et de sa santé. Aujourd'hui, ce n'est pas fait avec l’intention d'améliorer la relation avec le médecin pour devenir une relation de confiance et dans la continuité, mais plutôt pour pallier les déserts médicaux. On s'appuie sur les données qui sont perçues par des capteurs qui sont embarqués dans des IoT ou des robots et on croit qu’on a toutes les informations qui nous permettent de savoir où en est l'humain dans son domicile ou dans son contexte parce qu’on a les informations. Alors qu’il n'y a rien de mieux que d'avoir cette relation et ce contact physique qui est beaucoup plus en profondeur, dans le ressenti. On devient tous un peu « glaucos » d'avoir beaucoup moins d'interactions sociales, de dialogue avec les gens. Il nous manque dans la dimension digitale pendant le confinement ou maintenant avec le télétravail, il nous manque ce côté incarné. Ne perdons pas notre relation au corps.

L’ikigaï robotics procède à la fois de moteurs psychologiques, de développement, dépassement de soi, de critères motivationnels, de l'envie et d’aimer faire ce qu'on fait puisqu’en général, on « modélise » l’ikigaï avec « je fais ce que j'aime », « j'exerce mes compétences »... C'est aussi l'idée de flow [4]. Quand on aime vraiment ce qu'on fait, on ne voit pas le temps passer, on ne compte pas les heures, on est passionné, on rentre dedans. Mais il y a aussi cette satisfaction aussi physique, de dépassement que l'on oublie. Serge Tisseron s’interroge sur ce que serait un monde où l’on préfère la relation à la machine parce que la machine nous dirait toujours « oui », elle serait toujours d'accord avec nous, sur la relation humaine où il y a de l'échange, de la fusion, des critiques, des points de vue différents, des conflits. Et c’est cela qui nous fait progresser. Donc, toujours selon Serge Tisseron, qu'est-ce que serait ce monde où la simulation remplace la réalité ? La simulation des sentiments ne nous fait pas grandir, c'est bien dans la l'échange - et parfois l'échange qui confronte - que l’on construit la colonne vertébrale de nos valeurs, on va faire des choix qui sont individuels et qui construisent notre identité singulière.

Et si la robotique envahit notre univers professionnel, quid de ce sentiment de développement ? On déplace l'humain parce que l’on met des machines pour faire des tâches que l'on pense indignes de l'homme et dans certains cas, dangereuses pour l'homme. Il faut effectivement mettre en priorité la santé, la pénibilité et la sécurité, mais sans occulter l'impact de cette transformation de notre travail quotidien, sans oublier l'impact sur l’état psychologique. Prenons l’exemple de la traite des vaches par les éleveurs. Aujourd’hui, des robots traient les vaches. Des éleveurs rapportaient leur gain de temps par la réduction des contraintes impliquées par le rythme des bêtes du fait de la traite automatique. Leur productivité serait donc meilleure du fait que les vaches soient traites au besoin ou lorsqu’elles sont prêtes. Mais avant, ces éleveurs pouvaient constater des comportements inhabituels de leurs vaches en allant les voir, ce qui permettait une certaine prévention de la maladie, une meilleure attention liée au fait de les voir, de les toucher… Donc ces éleveurs y perdent dans la connexion avec l'animal. La technologie n'est jamais neutre ou seulement positive. Il y a toujours l'effet induit que l'on n'a pas pu modéliser parce que c'était dans le processus d'appropriation.

Comment pourrait-on considérer cet effet induit durant la conception ?

L’ikigai robotics doit être pensée tout au long du processus. Qu’il s’agisse de la conception des solutions robotiques ou de la robotisation, de l'automatisation d’une tâche ou d’une usine complète, de plusieurs tâches complexes, d'un process ou d'un système, il faut inclure, en amont du processus de conception, les acteurs qui vont voir leur travail transformé pour voir ce qui leur plaît, là où ils exercent des compétences qui leurs sont particulières et dont ils sont fiers. Il faut faire attention à la perte de savoir-faire aussi, quand on commence à robotiser on perd du savoir-faire, des gestes car on transfère au robot mais après on ne sait plus le faire. Le robot obéit à nos règles, à nos modèles, à la façon dont on les a programmés. Un ouvrier qui fait le même geste toute la journée va modifier son geste, changer de posture à un moment. Il trouve des façons de mieux faire pour diminuer la pénibilité par l'expérimentation, ce que le robot ne fait pas. Il n’a pas la notion de pénibilité ou le sens de ce qu'il fait. On perd la dimension d’amélioration continue, d’innovation incrémentale.

Il faut remettre à sa juste place la robotique et arrêter avec les pensées de type « l’intelligence artificielle dépasse l’homme ». Elle a juste une façon différente de nous amener des outils et des moyens qui nous permettent à nous, humains, de progresser si tant est que nous savons aujourd’hui, ce qu'est le progrès. Il y a tout un travail à faire sur la relation entre l'homme et la machine. C'est notre vrai rôle. On s'appuie sur les vraies capacités de l'humain. On est très holistiques dans notre perception de l’humain, alors que la perception du robot peut être multiple mais pas holistique. Il connaît l'humidité, la température, l'obstacle, mais c'est une addition de micro-informations. Nous, humains, sommes holistiques : nous avons un ressenti global qui vient d’une multitude d'informations qui sont captées par les capteurs de notre corps. Cette perception holistique, pour l'instant, nous est unique. Prenons l’exemple du rayon de soleil qui va d'abord effleurer notre visage. Ensuite, il mettra plus de temps avant d’arriver sur notre corps comme nous avons des vêtements. Le robot n’a pas ce sentiment qui nous permet d'avoir une information holistique de notre contexte.

On peut faire mieux, comme du traitement personnalisé pour la santé, une adaptation en temps réel, mais c'est une addition de micro données qui n'a pas la même dimension holistique que quand nous sommes dans une relation d'humain à humain. Maintenant, on sait que l'on est dans des systèmes complexes et on veut automatiser de bout en bout parce qu’une fois que l'on a mis une machine quelque part, ce serait bien si elle pouvait être mise en système de bout en bout de manière à ce que toute la chaîne soit optimisée, c’est justement la problématique. Mais on oublie plusieurs éléments. D’abord, que l'humain fait partie du système et la manière de concevoir le système robotique-humain circonstanciel pour que chacun ait son rôle. Ensuite, que dans le rôle de l'homme, on doit tenir compte de son espace motivationnel, de sa capacité, de sa fierté, de développement de soi, de dépassement. Enfin, les moteurs psychologiques qui sont connus pour nous rendre joyeux et heureux de vivre.

Donc plutôt que de parler de la place des humains dans le système, donc parmi les robots, est-ce qu'on ne devrait pas plutôt parler de la place des robots parmi les humains ?

Pour qu'il y ait relation, faut être deux. Donc ce n'est ni la place de l'un, ni la place de l'autre. C'est l'établissement d'une relation, comme en parle Juliette Tournand [5]. La psychothérapie familiale, par exemple, travaille beaucoup sur ces éléments de communication et les rôles dans la famille. Par exemple, on peut à la fois être la mère, la femme, l'épouse, la fille d’untel… Donc on a plusieurs rôles, dans notre vie relationnelle. Le but de la psychothérapie familiale est de comprendre son propre rôle vis-à-vis des différentes personnes, comment... Les parents ont le rôle éducatif donc ce ne sont pas des copains et certains peuvent se plaindre de pas avoir assez de relations intimes. Parfois, on préfère dire certaines choses à un inconnu qu’à quelqu'un de très proche parce qu’il y a moins d’enjeux. Il y a cette notion de relation et donc, plus que la place du robot ou la place de l'humain, il s’agit de nos rôles conjoints dans une relation. Juliette Tournand propose un schéma simple des relations. 

Je (sujet) / Tu (sujet = personne ou robot) 

Moi (objet) / Toi (objet) 

Lorsque chacun est sujet de la relation (« je » et « tu »), c'est une relation de bienveillance que l’on recherche car elle laisse la place à chacun d'être un sujet (sans pour autant donner une personnalité juridique au robot). Il faut considérer la relation de l'homme et du robot comme chacun étant sujet. Sachant qu'on peut quand même brimer une machine, c'est un peu plus pénible de brimer un humain. Il faut penser à cette relation. C'est pour ça qu'on a si peur, un tel asservissement de l'homme à la machine, l'homme objet de la machine sujet, mais l’asservissement du robot objet à l’homme sujet, n’est pas non plus une relation. Si on réfléchit en ce sens, on réfléchit différemment de l’efficacité, productivité, baisse de pénibilité parce que ce n'est pas forcément le sujet, l'objectif de l'employé. Il faut évidemment considérer l'employé comme un sujet, mais aussi considérer le robot comme un sujet de la relation et de voir le robot dans l'entreprise qui a des objectifs, l'entreprise comme un sujet, le projet robotique comme un sujet de manière à ce que tout avance dans le carré « je-tu », qui est la bienveillance dans la relation où chacun en sujet atteint son objectif.

Il faut faire participer en amont tous les acteurs qui vont être impactés par la robotisation ou le projet de conception robotique d'une entreprise en les mettant en sujet, les faire parler sur leurs pratiques de travail, sur ce qu'ils font aujourd'hui, comment ils pourraient faire autrement, qu'est ce qui leur est pénible, qu'est ce qui leur plaît et pourquoi, qu'est-ce qu'ils trouvent d'intéressant dans leur travail, qu’est-ce qu'ils trouvent de pénible ou inintéressant dans leur travail ? Sans se limiter à cette analyse disant que puisque la tâche est répétitive, elle est pénible : ce n’est pas forcément le cas. Un autre exemple, celui des coloriages en art-thérapie. C'est quelque chose d’apaisant qui ne nécessite pas de beaucoup réfléchir, sans réelle dimension de création artistique. Comparativement au travail répétitif, il n'y a pas de création puisqu’il s’agit simplement de colorier. Pour autant cela peut s’avérer très satisfaisant. Donc il faut interroger les postes de travail existants et les opérateurs qui font ces travaux avant de juger à priori qu'un travail qui est répétitif ou exigent physiquement n’est pas un travail satisfaisant. Il faut demander l'avis des gens qui le font. Il faut traiter la relation (et pas la relation à la tâche ou à son travail) avant de savoir si le projet robotique va bien amener à la fois l'objectif de l'entreprise (qui est l'autre sujet avec le robot), la productivité, moins de casse, moins de déchets, moins d'arrêt de production… Tous les avantages d’une robotique qui automatise, mais aussi une valeur ajoutée de développement de soi à l’opérateur. Dans le secteur du BTP, un grand groupe avait un projet sur les exosquelettes pour les opérateurs qui étalent l’asphalte. Ils ont beaucoup travaillé avec l’ANACT (Agence Nationale pour l'Amélioration des Conditions de Travail) et avec des psychologues. Le feedback des opérateurs a montré un double effet :

-       La baisse de pénibilité (bon pour la santé) grâce à l'outil augmenté / robotisé, car il s’agit d’un travail très physique les empêchant de travailler en continu.

-       L'effet de curiosité liée à l’outil, où ils ont pu expliquer leur métier et se sentir valorisés.

Cet outil robotisé est une meilleure idée que de mettre une machine qui passe automatiquement car il y a un nombre important de données contextuelles fines qu'il faut avoir : le taux d'humidité, la pluviométrie, la température, la qualité du sol en dessous... Ce qui demande une machine multi capteurs capable de s'adapter à tout type de chantier et d'environnement physique alors que si l’on se base sur ce sentiment holistique et sur l'expérience, ce ressenti holistique qui se gagne par l'expérience de ceux qui font le métier, de savoir s'il faut mettre un peu plus épais, un peu moins épais, en fonction de l'air ambiant, la température ambiante, la qualité du sol qu’il y a dessous... on valorise l’opérateur pour son expérience et son caractère humain de ressenti contextuel plus que multi data : « il fait très sec », « le sol est comme cela », « j'ai tant d'approvisionnement »… C'est holistique et c’est ce qui fait qu’ils étaleront l’asphalte plus ou moins vite et plus ou moins épais du fait qu'ils ont gagné cette expertise et cette expérience personnelle. Donc enlever ça c'est dommage. La bonne solution était de baisser la pénibilité tout en laissant le côté perceptif, expérientiel et gestuel, il faut penser à l'humain qui le fait. Les sciences humaines et sociales doivent entrer dans les projets robotiques en amont, pendant et en aval. C'est une autre façon de dire qu'il faut faire attention. Et aujourd'hui, la raison d'être est la quête de sens de la jeune génération. On a fait des choses dans les années 80 dont on voit les conséquences. Nos parcours de vie étaient assez tout tracé or aujourd'hui, on est dans un monde complexe, incertain, avec des impacts qui rendent un peu chaotiques les parcours à cause des dérèglements climatiques, des crises sanitaires... De ces choses qui vont nous arriver et qui sont la conséquence de notre « jolie vie » des années 80 aux années 2020.

Et aujourd'hui, on dit « attention » : quand on va faire quelque chose, il faut le faire avec une raison d'être. C'est l'éthique dans l'IA, l’éthique de la robotique… On sait qu'il faut de moins en moins utiliser l'énergie fossile, qu'il faut décarboner. C'est plutôt une direction que ça n'est un objectif ou un récit du monde d'après. On a bien vu que l’on n'est pas vraiment capables de faire un récit du monde d'après, puisque toutes ces interdépendantes font que le nombre de facteurs modélisant le monde d'après est infini. En revanche, la raison d'être est individuelle : comment je me réalise moi dans ce que je fais, comment j'y trouve mes valeurs profondes, mon squelette qui appuie mes décisions, mes choix de vie. Il y a aussi la notion d’empowerment, de mise en puissance, de mise en capacité d'agir de l'individu. C'est l'opposé de l'asservissement mais il y a une dimension plus générale. La raison d'être c'est aussi l’idée que nous sommes des êtres sociaux vivant sur une planète. Donc c'est une direction plus que ça n’est un objectif de devenir. 

Donc la robotique ikigaï serait plus une philosophie ? 

Il s’agit plutôt d’un mouvement, aller dans un sens et à chaque fois se demander si la solution envisagée est bien réfléchie à titre personnel, si ça va permettre de se développer ou si cela participe à consolider les valeurs éducatives et expérientielles des opérateurs. L’avancée dans l’âge permet de se construire une identité particulière, des valeurs particulières, des façons de réagir particulières, des façons particulières de voir le monde... Donc est-ce que ça correspond aux personnes que nous sommes ? Est-ce que ça va dans un sens qui nous convient ? C’est cette notion de faire mieux. Si on va dans le faire mieux pour construire sa raison d'être et ses valeurs - qui est davantage un mouvement - on avance. C'est assimilable à la crise d'adolescence. L’adolescence est potentiellement la rébellion contre les parents pour former une identité particulière qui est la nôtre. On est un peu dans le même process, ce qui renvoi au rôle de la machine et de l'humain. La raison d'être se construit par nos propres expériences de vie, nos choix, nos erreurs. On peut se dire que quelque chose était contre nos valeurs, donc on ne le refera plus, ce qui contribue à la construction de nos valeurs. Dans ce processus d'automatisation, il faut toujours laisser le pouvoir d'agir, le pouvoir de choisir. Dans la majorité des projets d'automatisation, on automatise sans laisser à l'humain la capacité, le pouvoir d'agir, le pouvoir de choix donc on laisse peu de choix à l'être humain, donc on perd ce phénomène de l'humain qui va toujours chercher à faire mieux. On est vraiment au tout début de la robotique collaborative, loin de la réalité de ce qu’elle peut être. Le principe d'automatisation quasiment totale et l'usine sans humain renvoient à d'autres choix. Mais si on pense à la relation de l'humain à la machine et à la robotique collaborative, on est vraiment au balbutiement de ce que cela peut être. Au-delà d’une robotique collaborative, l’ikigai robotics sera une robotique relationnelle.

Il y a aussi la notion du rapport au temps. On parle toujours d'accélération, alors que le temps est le même. Il y a toujours 24h dans une journée, la terre tourne toujours : le temps n'est pas accéléré, c'est nous qui nous sommes accélérés. Il ne faut pas confondre accélération, fuite en avant ou agitation. Nous devons définir le rythme auquel on fait les choses correctement. Aujourd'hui, on ne le fait pas car on se sent dans l'obligation de s'accélérer pour des raisons de compétitivité. Mais quand on est à un tournant civilisationnel et quand on est avec des enjeux majeurs globaux planétaires, comme l'enjeu des changements climatiques, toutes les conséquences que ça a sur notre vie, sur notre santé... Oui, il faut s'accélérer dans les solutions qu'on met en place et en même temps faire attention de ne pas le faire dans l'agitation, que c'est une accélération qui va dans le bon sens, dans une direction choisie. Aujourd'hui, on se sent pressurisé par cette accélération technologique alors qu’elle est de notre fait. Une des dimensions qu'il faut ajouter est la notion du temps, Etienne Klein en parle à merveille [6]. La notion de l'appropriation technologique, relève de celle du temps ou plutôt de la durée de l'appropriation. On peut citer un exemple de la presse retraçant l'arrivée des téléphones portables, 2 ans, 3 ans, 5 ans et 10 ans après. Notre relation au téléphone portable a beaucoup évolué. On peut également voir ce phénomène avec la courbe de hype de Gartner [7]. Au départ, on est enthousiastes, pionniers. Ensuite, on prend conscience que cela change nos vies. Il y a des personnes qui refusent, on est alors dans le rejet du changement. Puis on arrive dans la phase de désillusion, et à la fin, cela change profondément notre relation et notre façon de vivre. C’est alors la fin du processus d'appropriation, on le prend dans le bon sens. Avec la robotique, on a passé cette courbe d'accélération, de déni, de refus, de rejet... On commence à être dans la bonne phase, celle où on fait attention à ce que l'on construit et on fait mieux. Nonobstant le fait que, comme on y rajoute de l'intelligence artificielle, des IoT, de la 5G et cetera, on entre dans des cycles itératifs et en continu d'appropriation que nous appelons de la transformation. Donc ce sont de multiples courbes qui ne sont pas toutes au même niveau. En considérant la notion de temps d'appropriation, il faut quarante ans pour changer de modèle. Donc on est en cours. C’est la même chose pour la robotisation, on est au début d'une construction un peu plus pérenne et réfléchie. Mais le départ, c'était vraiment tous azimuts. Il faut se donner un peu plus le temps de la réflexion dans cette accélération de l'industrie 4.0, cet impératif de robotiser et d'automatiser pour des raisons essentiellement de productivité et de performance, sans dire qu'il faut de la décroissance, qu’il ne faut pas robotiser, et cetera. 

Cela peut nous pousser à nous interroger sur les transformations du travail liée à l’émergence des métavers ?

Institut for the future [8] propose une série de podcasts, dont un sur les métavers [9]. Bob Johansen, qui suit l'évolution d'internet depuis 50 ans, se voulait rassurant clamant qu’il faudrait une quarantaine d’années pour entamer un changement profond de notre civilisation et de façon d'être, si cela fonctionne. A côté, Bruno Larvol est un français qui habite en Californie, région très spéciale dans sa façon de s'approprier les technologies et de les vivre. C’est là-bas que se développe le mouvement transhumaniste, beaucoup plus que sur la Cote Est qui est davantage orientée dans du raisonnable-raisonné, production, efficacité et développement de produits. Sans volonté de les opposer, ces régions abordent les technologies différemment. Bruno Larvol, qui est CEO de l'entreprise Larvol, est considéré comme « Monsieur Métavers ». Depuis bientôt un an, il exerce son rôle de CEO uniquement par l'intermédiaire d'un métavers qu'il a construit. C’est un sujet très intéressant en lien avec la transformation du travail.

En ce moment, notre relation au travail est forte. Il parait inconcevable de vivre pleinement sans travail. Cette relation au travail est multi-formes. Pas seulement concernant le télétravail, il y a aussi ce que les jeunes attendent des entreprises (la raison d'être, le sens) : le télétravail pour certains, l'automatisation, pour d’autres. Notre relation au travail est en train de changer. Est-ce qu'il faut travailler ? Est-ce que c'est par le travail que je m’accomplis ? L’accomplissement dans le travail (pas pour tous) n’avait jamais été remis en question, c'est un idéal qui est beaucoup moins porté. Il y a une relation au travail qui est en train de se réinventer et là encore, c'est une histoire de relation, de perception de ce qu'on en attend d’ikigaï au travail. C’est pour cela que l'on nomme des « Chief Happiness Officers », mais ce n'est pas comme cela que l'on va s'épanouir au travail. On se pose quand même la question et on est en train de changer notre relation au travail. Est-ce que l’incarnation par la télé présence est mieux que l'immersion à 100% virtuelle dans un « officevers » (Bruno Larvol) ?

Ces deux solutions, qui ne sont pas exclusives l'une de l'autre mais qui nous amènent à une relation différente à notre travail, sont des solutions pour le télétravail. Pour l'instant, ce qu'ils appellent « officevers » n'est pas un métavers. Un métavers représente une grande quantité de données renvoyant à des méta données, bien au-delà d’un méta univers. Parce que l'univers persistent et en temps réel, le monde infini et cetera, le jeu vidéo sait magnifiquement le faire et a une expérience de plus de quarante ans. On sait simuler dans le jeu vidéo lorsqu’on incarne un personnage, il a une vraie histoire, une vraie personnalité, on est immergé, engagé : c'est le game design. Ne confondons pas avec la gamification, qui n’est que la couche par-dessus et qui n'a rien à voir avec le game design qui est dans la conception (penser à l'engagement, à l'identification...). Comme dans un film, il y a tous ces ressorts psychologiques qui font exister le personnage, qui fait que l'on y croit. Dans le jeu vidéo, ils sont interactifs et on y croit et c'est parce qu'il y a quarante ans d'expérience avec des technologies.

Le métavers devrait amener le fait de croire en ce monde immersif dans lequel on est plongé. Si on fait de l'officevers, il faut croire que c'est bien notre collaborateur incarné, croire dans l'espace qui est créé, que l'on s’y sente bien, que cela développe des interactions similaires à la vie réelle et surtout que ce soit dynamique. On oublie cette partie-là. On pense seulement « univers immersif » mais c’est aussi un univers dans lequel on peut récupérer de nombreuses données permettant d’améliorer l'expérience ou trouver de nouvelles directions pour ces métavers. Institute for the future offre le point de vue des Californiens qui sera potentiellement très différent d'autres cultures. En France, on a des choses à dire, c'est notre côté « french touch ». On était très fort dans les jeux vidéo, en ayant créé deux leaders mondiaux : Ubisoft et Infogrames (renommé Atari après l’acquisition de la marque). On a un monde de développeurs indépendants, d'artistes et de créatifs extraordinaires. Ce monde s’est délocalisé à l’étranger, notamment au Canada pour Ubisoft, en Corée pour les jeux massivement multiplayers. Concernant le métavers, il faut regarder à la fois ce qui s'est déjà fait dans le jeu vidéo car ils ont des années d'avance sur ce sujet-là et le résultat si on prend le métavers pour ce que c'est, une vision au-delà d’un univers virtuel en temps réel et 3D, - sinon il s’agit de second life, ce qui a déjà été fait, a eu son temps et s'est arrêté. Il faudrait examiner pourquoi second life s'est arrêté mais aussi cette capacité créative et culturelle et les données sur lesquelles on peut s'appuyer pour essayer de réfléchir à ce qui pourrait être intéressant dans les métavers. Il y a déjà des applications, mais est-ce vraiment du métavers ? Quand on ne sait pas changer les choses, on change les mots, donc on a appelé ça « métavers ». Il y a un débat sur quelle est la bonne solution mais il n’y en a forcément pas qu’une.

On parle souvent du futur, mais il n’y a pas le futur et il n'y a pas la solution : il y a les futurs et les solutions. Il n’y a pas une solution unique à l'intensité de nos différents problèmes. Il y a une multitude de solutions, d'alternatives et de choix qui vont être, in fine, des choix culturellement marqués : les japonais ne robotisent pas comme les chinois, ils ne robotisent pas comme nous, ce qui n'empêche pas de travailler sur des concepts génériques. Il faut laisser l'ouverture pour que chacun y voit sa joie de vivre à titre individuel. Aujourd'hui, il faut reconnaître que les jeunes générations doivent être accrochés pour être en joie de vivre. C’est un message optimiste, il faut travailler à ça. Il y a l'empowerment qui n'est jamais réellement considéré comme une des valeurs de la robotique, cette notion de pouvoir d'agir de l'opérateur qui me paraît essentielle. Et pas simplement appuyer sur un bouton, reprogrammer la machine, la couper si besoin de passer en mode urgence. Un vrai pouvoir d'agir qui vienne participer à notre estime de soi est essentiel. 

Cet échange a permis de mettre en évidence différents concepts au-delà de ceux que nous avons détaillé dans notre modèle de l’ikigaï, tels que le pouvoir d'agir et le flow. Nous avons des notions communes comme la joie de vivre, la raison d’être, la motivation et toutes les autres notions renvoyant au bien-être comme le sentiment d’accomplissement. En cherchant, on se rend compte qu'il n'y a pas de définition de la robotique ikigaï, cet échange peut donc permettre de proposer quelque chose de consensuel dès la racine. 

Lorsque j'ai écrit le rapport parlementaire en 2019, j'ai créé ikigai robotics car j'avais envie d'aller au-delà. J'ai mené plus de 150 interviews là-dessus. Au départ, j’avais prévu une quatrième partie intitulée « ikigai robotics » qui n’apparait pas dans le rapport car c'est davantage conceptuel. Technocorps [10] aborde notre relation au corps qui m'interpelle. La notion d’Habiter technologiquement le monde [11], est intéressante et développée par Michel Puech. Usbek & Rica [12] offre un point de vue très techno critique, c’est vivifiant. Je ne suis pas en flow permanent, mais quasiment. Ce que je fais me passionne donc je ne vois pas l'heure passer, je n'entends plus personne autour quand je m'occupe d'un truc qui me va. Il ne faut pas être permanence en état de flow, mais être en état de flow dans son travail c'est très agréable. Il y a toujours des tâches qui font suer par exemple lorsque je lis des livres qui ressassent les mêmes idées, sans sortir des poncifs avec lesquels je ne suis pas d'accord. Ça ne me plait pas, j'ai envie d'y répondre et ça ne me met pas dans le flow, mais pour autant c'est du développement personnel quand même. Il faut travailler sur ce qui nous passionne, y trouver du développement personnel et être en état de flow. Dans les élections présidentielles, on pense sécurité et pouvoir d'achat, mais on ne pense pas qualité de vie, accomplissement personnel, contribution, motivation, sens, raison d'être, ce ne sont pas des mots fréquemment utilisés par les politiques. Nous restons figés dans nos systèmes, alors qu’il faut nous inciter au mouvement. Il y a diverses opinions, dont celle que nous sommes une espèce en voie d’extinction de son propre fait et que c'est juste une question de temps. Et il y a ceux un peu comme moi, qui croient toujours qu'il y a des signaux faibles et qu'on est bien dans une transformation civilisationnelle qui va nous amener vers une autre façon de vivre ensemble. Ce qui me plaisait dans l’ikigaï, c’est le mélange de joie de vivre et de raison d'être. Si on a et de la joie de vivre et de la raison d'être, in fine, on va bien.

Références

[1] https://ikigai-robotics.tech/

[2] https://ikigairobotics.files.wordpress.com/2019/04/20190410_synthese_robotiqueetsystc3a8mesintelligents_bonnell_simon-vf.pdf

[3] Witz, P. (2021). La tech va humaniser la santé. Éditions Débats Publics. https://books.google.fr/books?id=24MjzgEACAAJ

[4] Csikszentmihalyi, M. (1993). The evolving self: A psychology for the third millennium (Vol. 5). HarperCollins Publishers New York.

[5] Tournand, J. (2007). La Stratégie de la bienveillance. InterEditions. https://books.google.fr/books?id=v335LHfDOscC

[6] http://etienneklein.fr/quest-ce-que-le-temps/

[7] https://www.itforbusiness.fr/gartner-publie-sa-hype-cycle-2021-des-nouvelles-technologies-44296

[8] https://www.iftf.org/home/

[9] https://www.youtube.com/watch?v=VjpB4lc0I_0

[10] Munier, B. (2014). Technocorps : La sociologie du corps à l’épreuve des nouvelles technologies. Bourin. https://books.google.fr/books?id=zjAzngEACAAJ

[11] http://michel.puech.free.fr/docs/hstchap1.pdf

[12] https://usbeketrica.com/fr


[1] Une synthèse de la conférence « Des robots pour la Paix » pour Robotics by Design Lab se retouve sur le site du laboratoire commun : https://www.roboticslab.design/news/catherinesimonrobotspaix

 
 
 
MEGANE SARTORE