Séminaire #3 Robotics by Design Lab pour Korian et la Fondation Korian : Workshop Design Fiction

 

Dans le cadre de la thèse CIFRE en design (Korian x Strate Ecole de Design x Université de Nîmes) sur les futurs de la robotique sociale dans les EHPAD, nous avons mené un ensemble de workshops mobilisant la pratique du design fiction auprès de différents publics. C’est dans cette continuité que le troisième séminaire autour de la recherche en design et en robotique sociale au sein du groupe Korian a donc été organisé le 04 avril 2023 à l’espace Koeur, au siège parisien de Korian.

Organisé par la Fondation Korian, Korian Solutions et le Robotics by Design Lab, partenaire scientifique de Korian, ce séminaire s’est situé dans la lignée du premier, qui questionnait l’usage de la robotique sociale chez Korian, et du deuxième qui portait sur sur les imaginaires, représentations et attentes des salarié.e.s Korian vis-à-vis de ces technologies et de leur rôle futur dans les écologies du grand âge.

Le design fiction comme pratique émergente en entreprise

Pratique non nouvelle mais émergente au sein des entreprises ces dernières années, le design fiction est apparu à travers les écrits de Bruce Sterling [1] et Julian Bleecker en 2009 [2]. Elle s’ancre dans le spectre des approches de design spéculatif, théorisé dans les années 2000 par les designers anglais Anthony Dunne et Fiona Raby [3]. 

Dans la lignée des mouvements critiques et radicaux des années 1960 et 1970 en design et architecture, les approches de design spéculatif revendiquent le rôle du design comme outil pour se projeter dans des réalités futures possibles, dans lesquelles les systèmes sociaux, les technologies et les pratiques auraient évolués, pour mieux questionner les implications de nos décisions dans le présent. Le design fiction s’ancre dans la culture populaire de science-fiction, design et ingénierie et s’attèle à la production d’artefacts inédits qui s’inscrivent dans des futurs possibles, suivant les codes familiers et mondains des objets et pratiques que nous connaissons. A travers ces productions de design, qui se retrouvent dans des expositions, sous forme de matériel vidéo ou photo à consulter sur internet ou dans des objets du quotidien, l’objectif du design fiction n’est pas de résoudre des problèmes par des solutions, mais de soulever des questions quant à nos sociétés et les tendances actuelles d’évolution des technologies. Les critiques sur cette démarche portent sur le fait que cette pratique est restreinte à une audience de niche qui n'est présentée que dans des lieux hautement intellectuels, des musées comme le MOMA par ex. En effet c’est un vrai challenge de penser une méthodologie qui engagera un plus large public dans une discussion sur des projets de ce type. La diffusion de cette pratique dans des environnements concrets et réels permet d’impliquer directement un large public dans les décisions d’aujourd’hui pour dessiner le futur. 

Concernant le terrain des EHPAD chez Korian, de nombreuses problématiques s’entremêlent au sein d’un contexte complexe de transition démographique et technologique, notamment avec l’arrivée de robots sociaux d’assistance qui promettent d’améliorer la qualité de vie des usagers des EHPAD en prodiguant assistance, soin et support logistique au quotidien.

Ainsi, organiser un atelier de design fiction, avec des collaborateurs et collaboratrices du siège de l’entreprise Korian, avait pour objectif de les initier à cette pratique du design fiction comme outil dans les entreprises, pour penser des stratégies d’innovation sur le long terme, à travers la création de scénarios de design fiction autour des usages futurs possibles de la robotique sociale en EHPAD.

Le workshop 

Le workshop s’est déroulé sur trois heures, en trois parties. Une première partie a consisté à présenter la pratique et les ambitions du design fiction aux participant·e·s, notamment son intérêt dans le cadre de la réflexion stratégique d’entreprise. Dans une deuxième partie, les participant·e·s se sont organisé·e·s en trois groupes pour imaginer différents scénarios de fiction à partir de matériel d’atelier préparé en amont. Enfin, chaque groupe a présenté ses idées et nous avons discuté ensemble du positionnement de chaque fiction en termes de crédibilité, réalisme et désirabilité. 

L’exercice a consisté à construire une narration dans un futur proche ou un présent alternatif, autour de la question suivante : “Et si les robots devenaient une réalité familière dans les EHPAD ?

 
 

Pour aider les participant·e·s à se projeter dans des fictions, nous avons utilisé des cartes décrivant des personnages fictifs basés sur la réalité : personnel d’EHPAD, résidents et membres de l’entourage des résidents, ainsi que des cartes valeurs et des enjeux. Chaque participant·e a reçu une carte personnage, une carte valeur et une carte enjeu, pour se les approprier et raconter, par groupe, une histoire de vie qui soutienne les valeurs et défende les intérêts et enjeux de l’ensemble des personnages autour de la table. 

En adoptant une approche systémique, il s’agissait de créer des narrations faisant intervenir tous les personnages d’une manière ou d’une autre, d’expliciter leurs relations et leur quotidien de vie. Conformément aux principes énoncés pendant la présentation du design fiction, les narrations devaient être écrites de manière à soulever des questions et un débat autour de l’adoption et l’usage des robots, pensés comme des technologies plutôt que des produits, dans les environnements du grand âge de demain.

Résultats et fictions produites

13 collaborateurs et collaboratrices Korian ont participé à l’ensemble du workshop, en constituant trois groupes. Trois design fictions ont été produites, présentant un futur proche (entre cinq et dix ans plus tard).

La première fiction a raconté l’histoire d’un vieil homme, Robert, devant vivre en EHPAD à cause de ses capacités physiques limitées, de son épouse, Sophia, et de Richard, chef religieux intervenant dans l’établissement. Dans cette narration ancrée dans un futur proche, la pénurie de personnel en EHPAD est accrue. Les EHPAD ont évolué technologiquement, les chambres sont des Smart Living, équipées de capteurs, qui permettent notamment à Robert de contrôler son environnement, ses volets, ses lumières, sans avoir à se mouvoir. Dans ce contexte où la mort médicalement assistée n'est plus un sujet tabou mais pourtant pas encore autorisée, le robot se caractérise en différentes parties de dispositif qui permettent à Sophia d'être à la fois présente avec Robert dans sa chambre d'EHPAD et d’être Sophia, chez elle. Pour Sophia, le robot se traduit par des lunettes immersives et pour Robert par un écran. Sophia pense beaucoup à la préparation de sa mort et à celle de son mari. Un matin, elle veut aborder ce sujet avec Robert mais ne sait pas tout à fait comment, ni par quoi commencer. Elle demande alors  au robot de l'aide et le robot lui pose une question sur ce qu'elle aimerait pour Robert. En parallèle, Robert reçoit la même question sur son écran. Le chef religieux, Richard, peut alors intervenir pour aider ce couple à voir plus clair dans la suite et les possibilités qui s'offrent à eux pour leur fin de vie.

La deuxième narration fictive a fait intervenir Marie, résidente d’EHPAD présentant de forts troubles cognitifs, placée dans cet établissement par Antonia, sa sœur habitant à l’extérieur. Se sentant un peu coupable, Antonia cherche à faire tout son possible pour améliorer le quotidien de sa sœur en EHPAD. A l’occasion d’une de ses visites à l’établissement, Antonia découvre un nouveau programme qui pourrait aider Marie, basé sur le souvenir et la réalité virtuelle et augmentée. Antonia répond à un questionnaire sur la vie de Marie, dans lequel elle renseigne les préférences de sa sœur, ses habitudes, décrit son ancien environnement de vie, ses activités préférées et les personnes ayant joué un rôle important dans sa vie. Ayant donné son accord, Marie subit ensuite une opération visant à lui placer un implant dans l'œil, sous la forme d’un petit papillon. A travers cet implant, Marie perçoit sa vie d’avant, composée des éléments familiers. Sa chambre d’EHPAD n’est plus une chambre mais son ancienne maison. Le personnel de l’EHPAD incarne les personnes qui ont joué dans sa vie. Un jour, Marie rentre chez elle. Dans sa cuisine, elle voit Benjamin, son époux, qui est en réalité Anthony, le chef cuisinier, qui lui prépare des pâtes carbonara. Elle s’en réjouit. Elle regarde par la fenêtre et voit les champs autour de sa maison, se rappelle l'odeur, le toucher des rideaux, quand elle ouvre la fenêtre. Elle reçoit souvent la visite de Antonia, sa sœur, parfois dans la vie réelle, parfois dans la réalité simulée.

Enfin, la troisième fiction s’est ancrée dans le contexte d’un EHPAD, les Nymphéas, dans lequel 90% des résidents présentent de forts troubles cognitifs. Les personnes âgées sont plus dépendantes qu’avant, l’EHPAD représente une sorte d'asile. Très peu de personnes âgées sont autonomes et créent des relations fortes avec le personnel. C’est le cas d’Arthur, un vieil homme faisant partie des 10% des personnes sans trouble cognitif. Dans le contexte de pénurie de personnel, une nouvelle entreprise crée des robots, les JT (Just Task) destinés à effectuer les tâches répétitives de l'EHPAD. Les JT sont multifonctionnels, ont des yeux, des balais, servent de l'eau, nettoient le sol. Un beau jour, les JT arrivent aux Nymphéas. Après quelques semaines, tout est nettoyé, brillant, sent bon, ce qui ravit les familles. Pourtant, depuis quelque temps, Arthur est très déprimé, et ne sort plus de sa chambre. Son fils ne sait pas comment réagir, lui qui pensait que son père irait mieux avec l’arrivée des robots.  Mais depuis l’arrivée des JT, tout a changé pour Arthur. Il est dérangé dans sa routine de vie. Avant, il rencontrait une dizaine de personnes par jour, parlait avec la personne qui nettoyait, papotait avec le cuisinier. À présent, toutes ces interactions ont disparu, remplacées par le robot JT. Un·e nouvel·le employé·e, Camille, chargé·e d’humanité, vient de temps en temps, pour échanger avec Arthur, mais de façon très artificielle. Elle n’amène pas l'humanité qu’Arthur avait avec tout son réseau d'amis d'antan. Depuis quelques jours, Arthur a une idée. Avec l’aide de son ami Horace vivant à l’extérieur, il organise sa fuite malgré sa santé fragile. En détournant l’attention du robot par le biais d’un traversin placé dans son lit la nuit, il réussit à s’échapper. À l’extérieur, Arthur passe les derniers jours de sa vie en compagnie de son copain Horace. Il meurt ensuite d’un accident.

Une dernière fiction a été imaginée par une participante ayant assisté à la présentation sur le design fiction mais pas à l’atelier de création de scénarios en groupe. Dans cette fiction d’un futur proche, les personnes âgées peuvent raconter, confier leurs souvenirs à un robot, qui peut leur restituer quand elles le souhaitent, incarnant ainsi la mémoire des résident·e·s.

Discussion

Pour clôturer l’atelier, nous avons échangé ensemble sur les différentes fictions produites et leur positionnement. Des désaccords ont émergé concernant leur caractère plus ou moins réaliste à court terme et désirable ou non. 

De manière générale, les participant·e·s se sont bien approprié l’exercice de création de narration fictive. Un des groupes a commencé à créer un scénario sans les cartes, puis l’a adapté à la réception de ces dernières. Les points de frictions amenés par les scénarios ont principalement tourné autour de l’intrusivité de la technologie dans la vie des personnes, le consentement des personnes âgées face à l’usage des technologies, les implications des dysfonctionnements potentiels des technologies et les confusions engendrées entre la cohabitation de plusieurs réalités, réelles et simulées par les technologies. 

Pour produire ces fictions, développer davantage les scénarios et les rendre plus détaillés, plus subtils et moins provocateurs, il aurait été intéressant de disposer d’un temps plus long de création, en aiguillant chaque groupe au fur et à mesure. En revanche, le fait que les participant·e·s étaient tou·te·s des collaborateurs et collaboratrices de Korian, initié·e·s aux enjeux du terrain, des technologies en EHPAD et bénéficiant d’une grande compréhension du contexte, a été bénéfique pour la production de fictions réalistes et crédibles.


Ces narrations seront insérées dans un plus large document regroupant l’ensemble des productions du projet de recherche en design fiction (réalisées lors d’un workshop organisé dans la conférence internationale de Robotique Sociale ICSR 2022 et des ateliers menés avec des étudiants en design), pour ensuite sélectionner les fictions les plus pertinentes au vu du contexte, les enrichir et les produire pour les confronter à des usagers en EHPAD. Les résultats de cette ethnographie anticipative [4] viendront nourrir la recherche doctorale en cours.


Références :

[1] Sterling, B. (2009). Objets bavards. FYP editions.

[2] Bleecker, J. (2009). Design Fiction : A Short Essay on Design, Science, Fact and Fiction.

[3] Dunne, A., & Raby, F. (2013). Speculative Everything : Design, Fiction, and Social Dreaming. MIT Press.

[4] Lindley, J., Sharma, D., & Potts, R. (2014). Anticipatory Ethnography : Design Fiction as an Input to Design Ethnography. Ethnographic Praxis in Industry Conference Proceedings, 2014(1), 237‑253. https://doi.org/10.1111/1559-8918.01030

 
NAWELLE ZAIDI